René & Jean

France / 2011


Laureate of Le Bal /
SFR Jeunes Talents


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Petits arrangements avec l’art


La plupart d’entre nous se créent des albums photo qui assurent une transmission générationnelle en gardant d’humbles souvenirs des rencontres, moments de fête, voyages, paysages, tous marqueurs d’une sorte de musée imaginaire qui a pour fonction de fabriquer, au sein de la famille, de la fiction, voire de la légende.

Le roman familial de Lolita Bourdet, lui, est dominé par les liens qu’elle a renoués avec ses deux grands-pères, associés, dans ses souvenirs d’enfance, à des sensations que le temps a magnifiées : chaleur de la brique chaude enveloppée de papier journal et glissée dans les draps glacés pour réchauffer ses pieds, douceur de l’édredon de plumes moelleuses sous le poids duquel elle a conscience que son menu corps s’enfouit. Sensation de tendresse mêlée de mystère, idée de secret familial, loin du tabou, mais proche de sujets que l’on prend l’habitude de ne plus évoquer et qui, à force, s’estompent…

L’album photo de Lolita Bourdet est celui d’une photographe. Afin de nous faire éprouver son affection pour ses grands-pères, si incarnés qu’ils n’ont nul besoin d’y prendre corps, elle choisit de nous immerger dans leurs univers. Mais si leur matérialité est escamotée, leur aura, elle, prend possession des lieux en les humanisant, en les chargeant de vertus philosophiques et esthétiques.

Les terroirs natifs de la Creuse et du Morbihan où se sont réfugiés, tels des ermites, René et Jean sont un peu, pour Lolita Bourdet, l’équivalent de la ferme du Garet pour Raymond Depardon. Comme lui, elle éprouve la nécessité intérieure d’entamer un travail mémoriel, recueillant au fil des saisons les aphorismes de ses aïeux sur la tristesse, l’isolement, l’intériorisation, retenant délicatement les traces de jeux de piste mystérieux, qu’ils mettent en place pour la seule beauté du geste, qu’ils sont les seuls à pouvoir décrypter, et qui réveillent en nous une sorte de conscience tribale, primitive, universelle.

Chez René, les motifs du papier peint, la bibliothèque bourrée de livres, les draps défaits, un couvercle de bidon de lait posé sur une pierre moussue, l’effigie de Lénine associée à une bondieuserie, une représentation de la mémoire du peuple, un dicton sur les maladies parasitaires, tout cela fonctionne par association, perce l’intimité et l’engagement sans jamais être impudique.

Jean, lui, a « soif de joie », même s’il a besoin de « beaucoup de caractère pour endurer le soir et la solitude ». Chez cet homme qui veut faire du bien à la nature en caressant les arbres, les sculptures végétales et les compositions florales sont légion, l’accumulation des encombrants fait loi, la bibeloterie n’est pas à négliger, une enluminure ou une simple rondelle de plastique rouge accrochée à la branche d’un arbre changent la vie.
L’impression que grâce à ces vieux sauvageons et à leurs incessants détournements de fragments issus de la nature, d’objets courants ou de babioles de bazar, mis en scène tels des objets sacrés, ex-voto ou reliques, l’homme est reconnecté à ses racines, réconcilié avec son biotope, comme si l’art et la vie retrouvaient les rapports qu’ils devraient entretenir. Car ces âmes libres, ces encyclopédistes de l’infiniment quotidien sont les héritiers de Marcel Duchamp.

Oui, en retournant aux sources de sa filiation, Lolita Bourdet remonte le fil de l’histoire de l’art ! Car il est clair que ses grands-pères, qui essaiment l’environnement de leurs expériences artistiques et poétiques, ont subi l’influence des dadaïstes qui utilisaient tous les matériaux et formes disponibles pour créer en jouant comme des enfants !

On pense au surréaliste catalan Miró qui, dans La ferme, l’un de ses fameux tableaux, évoquait sa relation à la terre, aux mille objets échoués qu’il glanait, leur attribuant des significations symboliques avant de les utiliser dans des sculptures hétéroclites. On pense aux résonances psychiques des objets de peu mis en scène, plus tard, par l’Allemand Joseph Beuys qui élargissait à la totalité du réel la notion d’art et à la totalité des gens celle d’artiste, créant au moyen de matériaux organiques ce qu’il nommait des « sculptures sociales ». On pense au groupe Fluxus, dont les membres qui, dans les années 70, cherchaient à accumuler, compresser, faire empreinte, coudre, teindre, lier, tresser, créaient, avec des matériaux périssables, des événements éphémères et poétiques au cours desquels l’intime côtoyait la vie sociale, politique.

René et Jean sont de la génération des Noël Dolla, Bernard Pagès, Arman, César, Ben qui remettaient en cause les conventions de la peinture, de la sculpture et qui, en pleine prise de pouvoir de la société de consommation, s’emparaient de la prolifération d’objets standardisés pour les déréaliser, les poétiser soit en les accumulant, soit en les isolant pour les dépouiller de leurs valeurs d’usage. René et Jean s’inscrivent nettement dans ce contexte artistique. Ils s’apparentent aussi, d’une certaine façon, à un autre courant, le Land Art, lequel créait des expériences artistiques in situ, en pleine nature, au moyen de branchages, de lianes, de cailloux, laissant aux intempéries le soin de façonner le paysage mental autobiographique qu’il avait amorcé.

Cette inscription dans l’art de son temps n’échappe pas à Lolita Bourdet qui repère dans son objectif que les mobiles à la Calder, les ready-made improbables, les jeux de mots, les assemblages chamaniques et existentiels de ses grands-pères ont bel et bien statut d’œuvre. Elle ressent qu’aussi humbles soient-elles, ces dernières militent, dans leur coin, en faveur d’un nouvel ordre artistique. Car René et Jean se comportent comme des usagers de la nature et non comme ses exploiteurs. Et sous leurs airs d’innocents cadavres exquis, leurs « bris-collages » prennent leurs distances avec l’économie mondialisée et le marché de l’art et s’avèrent plus politiques et radicaux qu’il n’y paraît.

Ainsi, la jeune photographe adepte de Walker Evans, William Eggleston et Diane Arbus se transforme-t-elle, pour réaliser ce travail si singulier, en archéologue de l’image. Elle procède par prélèvements. Elle se lance dans le portrait d’objets, mais des objets vivants, humanisés, capables de transformer la nature en paysage. Elle cherche l’imprégnation. Pour ce faire, elle acquiert un appareil argentique moyen format. Et comme elle a raison ! Le grain et le rendu tendre, doux du 6 x 6, sa matière si particulière ne trahissent jamais le rapport charnel qu’elle entretient avec ces images réalisées en tenant l’appareil près du corps, sur son ventre.

Magali Jauffret